Jusqu’à l’arrivée du protectorat, au début du XXème siècle, le Maroc a toujours eu deux « capitales ». C’est-à-dire deux villes essentielles pour la légitimation du pouvoir en place. Même quand, par exemple, Moulay Ismail établit ses quartiers généraux à Meknès (XVIIème – XVIIIème), l’essentiel se passait ailleurs. Fès, Marrakech. Quand l’une était capitale, l’autre était la ville du viceroi, de l’opposant en chef, de la rébellion.
Parfois, les deux villes faisaient toutes les deux office de capitale, et dans le même temps, quand le pays était divisé en deux et le pouvoir aussi. Un sultan à Fès, un autre à Marrakech. Dans ses pires moments, comme les périodes de fin de règne ou de dynastie, notamment entre le XVème et le XVIème siècle, « l’Etat » marocain s’est toujours cramponné à l’une de ses deux villes, parfois les deux à la fois, pour continuer d’exister, pendant que le reste du royaume était livré à l’anarchie, morcelé entre bled siba, fiefs tribaux et petites principautés.
La continuité de l’Etat marocain est donc liée à la continuité de ces deux villes et à leur marocanité (si l’on excepte les quelques incursions turques à Fès, dans le milieu du XVIème). Plus que des capitales, ces villes sont des constances, des permanences, les seules peut-être à n’avoir jamais vacillé, ni quitté cet ensemble appelé Maghreb al- Aqsa.
Jusqu’à aujourd’hui encore, certains pays d’Asie continuent d’appeler le Maroc par Fès ou Marrakech. Le Maroc doit, d’ailleurs, son nom à une contraction de l’appellation portugaise de Marrakech.
Fès, ville des uléma et des toujjars, des élites intellectuelles et commerçantes, a toujours assuré le prolongement arabe et oriental du pays. Elle a été ce cordon ombilical qui lie le royaume à l’ensemble maghrebin et arabe. Cette ville ne regardait jamais en bas mais en haut (Espagne) et à l’est.
Quand les Ottomans, ensuite les Français, occupèrent l’Algérie, Fès a commencé à manquer d’air. Le Maroc, alors, s’est tourné de plus en plus vers le sud, via Marrakech, pour chercher une voie de sortie transaharienne.
Moins urbaine, moins savante, et certainement moins grande, Marrakech a servi de base de repli et finalement d’alternative à Fès. Les invasions turques et françaises n’ont pas été les seules à peser sur les destins croisés des deux villes. Il y a eu la fin de l’Espagne musulmane et, surtout, la découverte de l’Amérique, et donc le regain d’intérêt pour les côtes marocaines. Les coalitions catholiques d’Espagne ont occupé la façade méditerranéenne du royaume. Les Portugais ont fait de même sur pratiquement tout le littoral atlantique.
Même s’il est baigné par deux océans, le Maroc a été, la plupart du temps, obligé de se replier vers ses terres intérieures. Avec, bien sûr, ses deux « capitales » que sont Marrakech et Fès et qui ont longtemps été ses seules boussoles. En devenant officiel, au début du XXème siècle, le protectorat a changé la donne et écrit une autre histoire. Il a pratiquement créé une ville-laboratoire, Casablanca, et choisi une nouvelle capitale, Rabat, qui ressemble à la belle au bois dormant. Loin de l’agitation, de la contestation, loin aussi des marques du passé que portent Fès et Marrakech, le protectorat a créé le concept du Maroc utile, dont la vocation première a été de mettre en avant l’axe Casablanca – Rabat et les villes de l’Atlantique. Ce n’est pas un hasard si le fief du nationalisme naissant, et de la résistance presque identitaire, s’est créé, essentiellement, à Fès et Marrakech. Deux villes déçues, « vexées », qui demandaient réparation. Tout cela pour dire que la capitale spirituelle (Fès) ou celle des palmiers (Marrakech) sont évidemment plus que cela. Tellement plus, évidemment. Elles incarnent à elles seules, ou presque, ce Maroc de toujours, ce pays « intérieur » qui a longtemps tourné le dos à ses deux mers, ce Maroc divers et riche de ses apports tant interieurs (la montagne, le désert, le monde rural et tout ce soi disant « Maroc inutile ») qu’extérieurs (la touche andalouse, africaine, orientale).
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction