Invité à un forum de la gauche, j’ai sciemment jeté un pavé dans la mare. Et si le discours identitaire se muait en obsession pauvre et dangereuse appelant à une forme figée et fermée de la culture ? Toutes les cultures sont interactives. Elles sont en devenir, et la pureté dont pourrait les parer leurs promoteurs est plus une vue de l’esprit qu’une réalité. Le discours identitaire, quand il émerge, est plutôt un syndrome d’un ordre politiqué bloqué qui a failli à répondre à l’impératif de justice. On y pallie par un appel à la reconnaissance et à la dignité. L’identitaire, dans les phases de blocage, est un dérivatif politique ou un exutoire. Bien naïf celui qui ne voit que ses aspects culturels. Mais de moyen, il devient une fin. L’Europe de l’Est était un excellent banc d’essai de ce qui était un bouillon de démocratie et qui faisait du culturel l’arme de combat pour la démocratie et les valeurs universelles. Après la phase des pionniers, succède celle des carriéristes. Ce qui était initialement un appel à la dignité et à la reconnaissance se fourvoie par des carriéristes dans la haine et la diabolisation de l’Autre.
La modernité européenne avec ses deux modèles, le libéralisme anglais et le républicanisme français, faisait appel à des valeurs communes. Il y eut des évolutions pour intégrer la diversité culturelle britannique et parer aux dérives du modèles jacobin français. Tous les grands mouvements politiques qui ont marqué l’humanité faisaient peu de cas de ce que nous pourrons appeler les « identités ethniques, linguistiques ». Tous. La Magna Carta, la Constitution américaine, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Nous pourrons aller plus loin et référer à un texte fondateur en islam, celui du sermon du Prophète lors du pèlerinage d’adieu, qui appelait à l’égalité des êtres abstraction faite de leurs sang, race, rang ou langue. Le communautarisme était considéré comme une régression, mais il gagna ses lettres de noblesse avec la mondialisation qui a secrété son antidote à travers le particularisme. Le sociologue américain Benjamin Barber avait forgé une expression qui n’était pas dénuée de sens : au monde de McWorld (mondialisation) correspond celui de jihad (communautarisme).
Devrons-nous nous satisfaire de ce cadre de réflexion alors que nous sommes édifiés sur les travers de la mondialisation ? De grands changements s’opèrent sous nos yeux et imposent de nouvelles grilles de lectures. On a vu, dans le cas marocain, des jeunes de Mrirt, d’Inzeggane, de Bni Bouayach (régions amazighophones) manifester pour le peuple syrien, faisant écho aux mêmes mots d’ordre brandis à Khouribga, Safi ou Guercif (contrées arabophones). L’orthodoxie ethnique ne peut que nous dérouter. Mohammed Abaddi, le nouveau secrétaire général d’Al Adl Wal Ihsane, est de la même extraction ethnique qu’Ilyas El Omari, l’éminence grise du PAM, dit-on. Abdellah Baha, la conscience du PJD, comme on voudrait le croire, est aussi chleuh que l’intellectuel laïc Ahmed Assid. Le gardien du temple qu’est Mohand Laenser use du même parler que le très iconoclaste activiste amazigh Mounir Kejji. Une langue ou une ethnie ne peut servir de base à un programme politique. On pourrait prendre un autre registre, celui de la confession : feu Abraham Serfaty était aussi juif que Serge Berdugo, et Abdelbari Zemzmi est aussi musulman que Abdellah Nahari. Des abysses idéologiques séparent ces deux catégories de coreligionnaires.
Le communautarisme, s’il peut être une réponse transitoire, au nom d’une reconnaissance, ou de discrimination positive (affirmative action), comporte un piège. Les promoteurs du particularisme risquent de prendre ce qui était un moyen pour une fin. En quoi cela risque-t-il de gêner l’ordre existant ? N’a-t-on pas vu ceux qui étaient résolument hostiles à l’amazighité se muer en ses défenseurs ? Il n’y a pas péril en la demeure puisque cela ne remet pas en cause leur imperium politique et économique. Il m’arrive de m’amuser en lisant de l’arabe en Tifinagh dans des écriteaux officiels ou semi-officiels ! Al haraka achaabia, al maghrib, amalat tiznit, bayt al hikma, comme si la langue amazighe était incapable de forger des termes pour désigner Mouvement populaire, Maroc, Province de Tiznit ou cercle de réflexion ou de sagesse. Ce qui compte dans l’ordre communautaire, c’est la forme ou le symbole au détriment du fond. Or, il faut aller au fond des choses, et cela ne peut se faire avec des conceptions communautaires et des obsessions identitaires. Des intellectuels amazighs rompus à la rationalité et adeptes de l’universalité ont compris l’enjeu et saisi l’impasse. Le traitement accordé à l’amazighité est dépassé et il faut passer à autre chose, ont-ils ponctué. Le noble combat mené au nom de la justice, de la reconnaissance, ne risque-t-il pas de s’enliser dans le différent et les différends, en s’aliénant des pans modernistes de notre société, y compris dans les sphères de la bourgeoisie, pour une certaine idée du Maroc, voire de l’Afrique du Nord, en vue d’embrasser l’universel ? Il faut juste revenir aux fondamentaux : il y a des possédants et des possédés, et la force des possédants tient dans la dispersion des possédés ou dépossédés. Déshérités de mon pays unissez-vous.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane