Au Maroc, on croit beaucoup à l’existence d’un monde parallèle, magique, surnaturel, qui serait un intermédiaire entre le ciel et la terre, dieu et les hommes, le proche et le lointain, le concret et l’imaginaire. Ce monde qu’on ne voit pas mais qu’on perçoit, qu’on ressent, est aussi binaire que le réel, puisqu’il fonctionne sur le même principe moral de la lutte entre le bien et le mal, avec des forces et des esprits qui poussent d’un côté, et d’autres qui organisent la riposte et contre-attaquent…
Cet espace virtuel ou mental est parfaitement codifié, avec un catalogue des gestes à faire ou ne pas faire (comme l’utilisation prioritaire de la main droite aux dépens de la gauche). Il obéit à une grille de lecture et d’interprétation des signes naturels, calquée et corrélée aux présages (comme le frétillement des paupières, les démangeaisons de certaines parties du corps, etc.). Et il est très ritualisé avec le code de conduite et la marche à suivre devant le sanctuaire d’un saint ou en présence d’une personne en relation avec ce monde parallèle, et plus généralement porteuse de «baraka».
Baraka, le mot est lâché. Les Marocains prêtent beaucoup de significations à ce mot, et certaines sont très surprenantes.
La baraka, c’est un cadeau du ciel, une providence divine, un accident heureux, comme une pluie bienfaitrice qui irrigue le sol et assure une bonne récolte au moment où on s’y attend le moins. C’est l’abondance, la richesse, la grâce, c’est cette chance inouïe et cette bonne étoile qui veillait sur le défunt Hassan II, quand il a échappé à deux putschs militaires, et sur le coach Mehdi-José Faria quand il a qualifié les Lions de l’Atlas pour le deuxième tour du Mondial 1986…
La baraka, c’est la main de ce guérisseur traditionnel qui soigne les maux du corps, et c’est la main aussi de ce saint homme, ce guide spirituel connecté au monde parallèle, qui transmet la quiétude et l’élévation de l’esprit.
La baraka, c’est tout cela à la fois et plus encore. En débordant de son champ lexical originel, en déplaçant les limites de son cadre épistémologique, la baraka devient, par un extraordinaire glissement sémantique, l’équivalent de «la coupe est pleine». Dire «baraka», dans ce contexte, revient à dire : «Stop ! Arrêtez ! Assez !».
Ce détournement est proprement miraculeux, prodigieux, magique. Il prouve au passage la richesse et la vivacité de la darija marocaine, capable de s’emparer d’un vieux concept comme la baraka et de le détourner pour en faire un signe et un geste de refus, de protestation, de colère. Qui l’eut cru?
Voyez comment la baraka est passée, allègrement, de l’abondance liée au surnaturel et au miracle de dieu, à un acte frondeur, direct et sans intermédiaire, qui brave la peur et efface la distance entre le citoyen Lambda et la puissante machine ou personne qui l’opprime. Le chemin parcouru, d’une borne à l’autre, est immense.
La baraka à la marocaine est donc cette notion qui fait le va-et-vient entre le monde réel et le surnaturel. Et entre le passé immémorial et le présent brut de décoffrage.
Si les Egyptiens parlaient darija, ils n’auraient pas désigné le vaste mouvement d’insoumission créé en 2004 pour démonter le système Moubarak, par l’emblème «kifaya». Ils auraient choisi «baraka !» à la place.
Baraka, ce mot dont le caractère magique ne fait décidément aucun doute, puisqu’il se décline dans toutes les dimensions. Un mot, d’ailleurs, que les jeunes Français issus de l’immigration maghrébine ont sans doute scandé pour extérioriser leur colère et leur indignation après l’assassinat du jeune Nahel dans la banlieue parisienne…
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction