Pierre-Jean Luizard(*) nous permet de comprendre pourquoi « l’État islamique » est devenu depuis 2014 « un événement géopolitique majeur », et pourquoi la composante irakienne est fondamentale pour saisir l’émergence du phénomène. En braquant l’information sur la violence hyperbolique mise en scène par les experts de « l’État islamique », les médias occultent souvent d’autres aspects qui expliquent la progression fulgurante du nouvel acteur politico-militaire : des officiers professionnels hérités du Baath irakien, un embryon étatique qui gère les finances, les ressources, les services publics; et surtout une stratégie qui consiste à se donner une légitimité en restituant rapidement le pouvoir aux élites locales des villes occupées. À côté de ces aspects qui relèvent de « l’histoire courte », la thèse de Luizard s’attarde sur les dimensions qui relèvent d’une « histoire longue ». Daech « n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires et il prospère sur les ruines d’institutions en cours d’effondrement ». C’est « un long processus de délégitimation et de décomposition d’États dont la viabilité était largement viciée dès l’origine » (p. 58). La démonstration repose sur deux clés : la duplicité et la communautarisation. D’abord la duplicité des puissances occidentales. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Britanniques suscitant une révolte anti-ottomane, promettent un royaume arabe au chérif Hussein du Hedjaz ; ils signent en même temps avec la France un accord secret de partage de la région avec des critères qui instrumentalisent la dimension communautaire ethnique et religieuse, et ils promettent au mouvement sioniste l’établissement d’un « foyer national juif » en Palestine. Plus récemment, les Américains ont mené une politique irakienne à double visage. Saddam est parrainé comme allié lorsqu’il entre en guerre contre la révolution iranienne ; lorsqu’il en sort exsangue dix ans après, les Américains suscitent son étouffement financier en accord avec les pétromonarchies du Golfe ; il se laisse tenter par l’occupation suicidaire du Koweït ; puis c’est l’occupation américaine qui se fonde sur une présence présumée d’armes de dissuasion massive et une démocratisation imposée par la force. La duplicité est aussi le fait des élites politiques de la région, elle consiste dans une dualité entre discours et pratiques. Il faudrait relire l’histoire de la région et suivre l’articulation, entre l’idée nationale, le nationalisme panarabiste laïque ou laïcisant, et des régimes qui mêlent autoritarisme et discrimination communautaire. Dans l’Irak des années 1920, la majorité des chiites doivent prouver leur « irakité » pour obtenir des documents d’identité. Luizard raconte un événement surréaliste. Sati al-Housri, ministre de l’Enseignement, « destitue en 1928 de son poste d’enseignant un grand poète chiite, Muhammad Mahdi al-Jawahiri, sous prétexte que ce dernier n’est pas un vrai Irakien. Or al-Jawahiri n’a aucune racine familiale en dehors du territoire irakien où sa famille vit depuis des générations, tandis que Sati al-Housri, principal théoricien du nationalisme arabe, est né au Yémen et possède la nationalité…syrienne ! » (pp. 64-65). En se retirant récemment de l’Irak, les Américains ont inversé le privilège communautaire au profit des chiites. Daech est né ainsi du ressentiment des sunnites dont la contestation allait être encouragée par l’atmosphère du « printemps arabe ». Luizard distingue deux phases : l’occupation d’un territoire syro-irakien qui brise les frontières héritées de Sykes-Picot, puis une «sortie par le haut», lorsque le califat renonce à conquérir Bagdad et amorce une offensive transnationale. C’est alors le paradoxe d’un pouvoir qui affiche une ambition universaliste tout en usant des discriminations communautaires qu’il a dénoncées au départ. Dans l’analyse de Luizard, le premier État jihadiste apparaît comme l’aboutissement d’un siècle d’histoire syro-irakienne. C’est une histoire minée par les visées du partage colonial, et une terre qui a porté une utopie panarabe teintée de laïcisme. Le cœur du problème, c’est le rapport État-société, et un système dans lequel la force du régime est associée à la fragilité de l’État. Un passé qu’il faudrait méditer pour le futur.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane