Un vocable nouveau vient de faire irruption dans notre lexique usité : boycott. Son étymologie anglo-saxonne n’atténue en rien sa connotation très forte. Pas plus que son histoire par rapport à notre mémoire collective. Il renvoie aux années 1950 de l’époque coloniale. Après l’exil forcé de Mohammed V, le Mouvement national avait appelé au boycott de tout ce qui relève de la puissance occupante. Les produits de consommation courants, tout autant que les bus interurbains. L’effet immédiat était acquis dans le contexte de la lutte d’émancipation. Pendant près de trois ans, le Maroc a vécu au rythme de ce boycott. Il y a même eu des attentats contre ceux qui ne s’y conformaient pas. Ce mot d’ordre a, en fait, mobilisé les esprits jusqu’aux premières négociations annonciatrices de la levée du régime du Protectorat.
Mis à part ce passé mi-emprunté, mi-tourmenté, revisité au présent, il n’y aurait pas eu l’impact escompté s’il n’y avait un support adéquat. L’Internet, formidable facilitateur d’accès à l’information et propagateur de sa circulation, comme il n’y en a jamais eu. À l’unisson, l’humanité connectée sur Internet a crié à la révolution technologique, du plus sceptique aux adorateurs les plus béats. Révolution, le mot est lâché, sans sa charge habituelle d’approche craintive, voire de peur communicative. Pour mieux l’apprivoiser, il a été intégré, dans les faits et gestes, au quotidien. Les petits groupes attablés aux terrasse des cafés, sans pour autant se parler, parce que totalement absorbés par leurs smartphones qui leur offrent, pratiquement en instantané, les dernières nouvelles, est une image qui n’étonne plus personne. Il ne pouvait en être autrement chez nous ; pays traditionnellement ouvert à tout ce qui vient de l’Occident. Par contre, son utilisation tous azimuts prête à controverse dès qu’il s’agit de points de rencontre entre le sociétal et le numérique dans leurs dimensions politiques. Il y a comme une levée de couvercles sur des choses qu’on aurait préféré garder dans un cercle restreint de gens bien informés. Cette ère anté-Internet est à jamais révolue.
Les sociétés sur lesquelles l’anathème est tombé semblent avoir été soigneusement ciblées, Centrale Danone, Sidi Ali et Afriquia. Puis, c’était le poisson que l’on appelait à bouder. Le jour d’après, leurs patrons avaient une petite mine. Selon les promoteurs du boycott, leurs produits sont trop chers, au point de grever le pouvoir d’achat des petits et des moins petits consommateurs. L’entité désignée, derrière des rideaux étanches, est jetée en pâture sur la place publique. Il n’y a de contrôle ni sur le point d’émission de l’information, ni sur sa sphère d’arrosage. Si, toutefois, l’information est jugée excessivement nuisible, les moyens classiques d’endiguement sécuritaire s’avèrent complètement inopérants.
Que vaut alors la mise à contribution de l’Internet dans pareille opération d’appel à la protestation ? Simple, son pesant d’efficacité à moindres frais. Voilà donc une méthode qui dispense du contact physique, voire de tout effort d’organisation préalable. Il suffit de lancer un motif estimé suffisamment porteur d’indignation populaire ou passible de manifestation, accompagné d’une adresse et d’une date de rassemblement, pour que la machine se mette en marche en toute autonomie. Les syndicats et les partis politiques, constitutionnellement chargés d’encadrer le droit à la contestation et à la manifestation, paraissent en décalage par rapport à ce mouvement. Même si eux aussi s’informatisent volontiers, ne serait-ce que pour marquer leur territoire et préserver leur champ d’action. On a eu une démonstration grandeur nature avec le mouvement, estampillé jeune, du «20 février» en 2011. Les militants de l’action syndicalo-partisane pur jus lui ont couru après en s’essayant à un entrisme de rattrapage. Il fallait juste attendre que ce mouvement se phagocyte par lui-même. Ce qui fut fait de l’intérieur.
Ce genre de parade sera-t-il d’une quelconque efficacité contre les appels au boycott ? Rien ne l’empêche ! Ce n’est pas seulement le vent qui souffle dans le sens de ces mouvements, c’est tout le terreau socio-politique qui lui est favorable. Pas besoin de ressasser les maux de structures qui provoquent la détresse de la majorité et suscitent l’inquiétude des possédants et des gouvernants. La même technique de boycott pourrait bien fonctionner contre des cibles autres que les produits de consommation courants. Elle prendrait, à titre d’exemple, la forme d’une «désobéissance civile», comme cela a été le cas dans nombre de pays. Et c’est Internet qui servirait de mèche.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION