Le Maroc est depuis longtemps bloqué dans l’antichambre de la modernité. Ses forces vives, avec toute l’ambiguïté que porte cette notion, peinent à se débarrasser des chaînes mentales qui les empêchent de rompre avec le conservatisme. Il va sans dire qu’une certaine frange de la société, forte de ses intérêts et de ses privilèges, milite activement contre toute évolution et contre toute transition. D’ailleurs, de quelle transition s’agit-il ? D’aucuns parlent de transition démocratique. Mais de quoi à quoi ? Le flou artistique maintenu et entretenu sur ce vocable montre à quel point la société hésite à clarifier ses choix pour l’avenir. Les acteurs, dans leur majorité, sont conscients de la nécessité d’un changement profond, mais ils sont enchaînés, souvent de bonne foi, par des peurs émanant du fin fond d’une mentalité conservatrice.
4-5 et 25-26 octobre
Dans l’espace universitaire censé être l’Agora marocaine, lieu de production de la connaissance et donc conscience critique de la société, les acteurs sont enchaînés, là aussi de bonne foi, à des habitus profondément ancrés. Deux exemples. Mohamed Cherkaoui, spécialiste imminent des sciences de l’éducation, a publié l’année dernière un rapport important sur l’état du monde universitaire et de la production de la connaissance. Il y montre, entre autres, deux tendances lourdes et extrêmement inquiétantes : le départ massif en retraite des enseignants-chercheurs à partir de 2014 et le faible niveau de production scientifique, puisque plus de la moitié du corps enseignant n’a pas écrit une ligne après l’obtention du doctorat ! A cet excellent rapport, deux réactions étranges. Celle du ministère qui, au lieu de préparer la relève et d’encourager la recherche, continue à s’empêtrer dans des procédures non productives et démobilisatrices. Les 4 et 5 octobre, à la Faculté des lettres de Aïn Chock, on organisait la sélection des candidats au Master «Espace maghrébin et monde méditerranéen». Il a fallu deux ans et demi pour que ce Master obtienne une accréditation, et sur un total de 207 candidats il a fallu en choisir 25 ! La deuxième réaction étrange est celle des enseignants-chercheurs, et plus particulièrement les syndicalistes. Pour ces derniers, le rapport Cherkaoui est une «croisade» contre les enseignants, un dénigrement gratuit vu les conditions matérielles de l’enseignement et de la recherche.
Le deuxième exemple est relatif au rôle de l’université et à sa place dans le développement du pays. Une université nationale publique doit-elle être au niveau de la concurrence internationale ou devrait-elle seulement être un « dépotoir » pour tous les laissés-pour-compte, en donnant l’impression de répondre aux principes de généralisation de l’enseignement et de l’accès libre aux universités ? Ces questions posent les problèmes du financement et de la qualité de la formation et de la recherche.
Les 25 et 26, un échange fructueux au sein de l’Université Hassan II a été initié. Inéluctablement, la question des frais d’inscription et de scolarité a été soulevée. Le dilemme est le suivant : doit-on, pour sauver l’université publique et lui permettre de soutenir la concurrence, instaurer des frais de scolarité pour certains bénéficiaires des cours, même si la loi en vigueur ne l’autorise pas ? Ou faut-il respecter scrupuleusement la loi, au risque de cautionner la dégradation de l’université nationale ? Je suis de ceux qui sont pour une troisième solution, celle de respecter la loi, d’œuvrer à sa modification par les institutions constitutionnelles et, en attendant, pallier le manque de financement en faisant appel à la solidarité citoyenne. Dans cet échange fructueux, j’ai certainement choqué des collègues et amis intimes, qu’ils trouvent ici toutes mes excuses. L’important ce n’est pas le ton d’un débat mais son contenu.
8, 24 et 26 octobre
Le printemps arabe et sa version marocaine, le Mouvement du 20 février, continuent à faire l’actualité, donc à interpeller l’historien des mouvements sociaux que je suis. Trois dates me l’ont rappelé ce mois-ci. Le 8, deux jeunes Marocains du M20, sensibles à la tristesse que j’avais exprimée dans mes dernières chroniques, sont venus me voir pour approfondir mon évaluation du mouvement. Le 24, la Faculté des lettres de Aïn Chock organisait un colloque avec l’Université de Saint-Pétersbourg sur «les processus géo-culturels et les développements actuels en Afrique du Nord et au Moyen-Orient». J’ai présenté un exposé sur « la transition bloquée ». Le 26, les résultats des élections tunisiennes à la première constituante de l’histoire du monde arabe donnaient la victoire aux islamistes de Ennahda. Au centre de ces trois événements, une question : les mouvements sociaux qui secouent profondément les sociétés arabes arriveront-ils à rompre les chaînes mentales qui les empêchent de produire ensemble, tout en restant différents, des sociétés plurielles régies par le lien de droit ? Au niveau marocain, cette question se décline comme suit : les principales mouvances sont-elles prêtes à dépasser leur hésitation ? Le passage à l’humanisme, à la démocratisation et à la citoyenneté permettrait, à mon sens, la floraison d’une modernité marocaine. Cela appelle des transitions, et elles sont douloureuses.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane