Comment un journal de voyage datant du XVIIe siècle peut-il devenir une somme indubitable de découvertes ? Dans cette tribune, Daniel Nordman revient sur le siècle d’or des Provinces-Unies, empire colonial et une des premières puissances économiques à l’époque.
Flânant dans les rues de Rabat, j’ai trouvé par hasard chez un bouquiniste un récit dans une édition récente en anglais, le journal de voyage d’un Hollandais, publié en 1668, traduit peu après en français et en allemand, puis à partir du texte français en anglais, et plus tard publié, au XXe siècle, en flamand, en coréen et en japonais (1). Cet opuscule a voyagé, selon un itinéraire mystérieux. Quant au récit lui-même, il a longtemps circulé à travers les langues, en plus de trois siècles, comme une trace posthume qui redouble les péripéties du XVIIe siècle. L’histoire, il est vrai, ressemble à celle de beaucoup d’autres, soldats, marins, commerçants, captifs. Celle-ci renvoie à l’arrivée de Hollandais du XVIIe siècle en Corée dans la phase d’expansion commerciale et maritime qui les a amenés en Asie.
Le peintre de Delft
Un historien canadien, spécialiste de l’histoire de la Chine (2), raconte comment il a découvert la ville hollandaise de Delft, où vécut le grand peintre Jan Vermeer (1632-1675). Celui-ci ne laisse pas une œuvre immense : trente-cinq toiles, sans compter une qui fut volée, dispersées dans dix-sept musées, de New York à Berlin. Mais une passion pour ce géant, une attention soutenue à ses tableaux jusqu’au moindre détail, un art de la description et du récit servi par un sens de l’effet inattendu et un vrai bonheur de l’écriture à laquelle ne manquent ni la verve, ni le clin d’œil adressé au lecteur, ni le talent évident de la traductrice font de ce livre une initiation à ce que l’on a appelé la mondialisation.
En huit chapitres successifs – produit après produit, comme la fourrure, la porcelaine, le tabac -, l’historien examine plusieurs épisodes suggérés par ces toiles. Des digressions émaillent les récits : le refroidissement planétaire d’un long XVIe siècle, qui entraîna la hausse des prix des céréales et une augmentation des maladies – lesquelles emportèrent au moins quatre enfants du peintre – et qui provoqua le déplacement de zones de pêche vers la Baltique et la Hollande, d’où la présence de harenguiers sur la Vue de Delft (1660 ou 1661). Il n’y a pas lieu d’exagérer ce type d’explication économique, mais l’indication contribue à justifier le rôle de la ville où Vermeer peignit tout ce qu’il voyait. À Delft se situait une chambre de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, la VOC, pôle de l’immense réseau de commerce international liant les Provinces-Unies et l’Asie. Autre indice, qui entre au plus profond dans l’histoire des relations entre les peuples et les continents : l’arquebuse, qui donna à l’explorateur français Champlain en Amérique un avantage décisif sur les tribus indiennes.
Œuvres, sens et symboles
C’est par le chapeau du castor d’Amérique qu’est ouverte la série : le sous-poil de l’animal fournissait la matière première du feutre, celui-là même que porte un officier contant fleurette à une jeune femme (Vermeer, L’officier et la jeune fille riant, v. 1658). Champlain s’occupa du commerce de la fourrure dès l’année 1609, mais ce qu’il recherchait, selon les ordres reçus du roi de France Henri IV en 1603, c’était une route de la Chine et des Indes orientales – moins longue et moins dangereuse que l’itinéraire contournant l’Afrique ou l’Amérique du Sud -, une route qui traversât le continent nord-américain par la baie d’Hudson. Dans La Liseuse à la fenêtre (v. 1657), une jeune femme est émue par le message que son mari ou son amant lui a envoyé, de l’autre bout du monde, peut-être des Indes orientales hollandaises. Signe de ce tumulte intérieur, une jatte renversée laisse rouler des fruits. Jatte en porcelaine : la vaisselle chinoise apparut en Hollande dans les années 1650, porcelaine blanche peinte en bleu, fine et lustrée, recouverte d’un émail transparent, souvent perdue dans des naufrages et retrouvée près de quatre siècles plus tard, répandue en Hollande par le commerce de la VOC. La porcelaine était fabriquée aussi par des artisans chinois pour des bourses plus modestes dans une forme adaptée aux usages de table européens. Des potiers à Delft s’engagèrent dans la contrefaçon, substitut ordinaire des merveilles chinoises qui enchantaient le public fortuné : c’était la delph, ainsi dénommée en Irlande. Ajoutons le tabac, qui arriva en Chine par mer, emporté le long de trois routes commerciales – dont celles des Portugais et des Espagnols. Grand succès : en 1774, un manuel de l’art de fumer conseillait en Chine de ne pas montrer son tabac devant un importun risquant de s’attarder. Un filet n’aura cessé de grandir, comme une toile d’araignée étendant ses fils, créant de nouveaux nœuds. L’idée indiquerait comme une expansion continue, un tracé rectiligne dans un monde de connexions. En réalité, cette histoire est remplie de conflits entre États, d’échecs, de naufrages et de disparitions. Et voilà justement ce qui arriva à un marin hollandais, qui échoua sur une île de Corée et dont on resta sans nouvelles pendant vingt-six ans, jusqu’au moment où il fut retrouvé par d’autres rescapés, qui réussirent, eux, à reprendre la mer et à rejoindre l’avant-poste hollandais de Nagasaki. Le marin avait fait carrière d’armurier royal, épousé une Coréenne. Il apprit le coréen et recouvra avec difficulté sa langue maternelle en présence de ses compatriotes. Il resta en Corée. La question de la langue, le franchissement de la barrière linguistique sont au cœur des relations transnationales. C’est l’histoire racontée par le journal de voyage évoqué plus haut.
Interrogations autour d’un dynamisme
Qu’en conclure ? Aujourd’hui, et depuis un demi-siècle, les espaces institutionnels et politiques, où il fallait gérer l’obstacle d’immenses distances, ont été relayés par des notions inspirées de l’économie. Mais le vocabulaire hésite, selon les cas et les auteurs : transversalité, histoire transfrontière, désenclavement, histoires connectées, diasporas, globalisation, mondialisation ? Ces interrogations sont stimulantes. Il est indéniable que le dynamisme économique des Provinces-Unies au XVIIe siècle a suscité une extension des échanges à travers le monde. Mais il convient ici aussi d’éviter les généralisations. D’une part, l’intérêt pour les pays lointains s’est manifesté en d’autres temps et en d’autres lieux : pensons au temps d’Alexandre, au rôle des Mongols. D’autre part, les liaisons économiques ou culturelles pouvaient n’être développées que par des minorités de commerçants, de marins, d’administrateurs, sans que soit bouleversé pour autant le tréfonds des sociétés – sinon indirectement. Dans les années 1650, en une décennie, plus de quarante mille individus se sont embarqués pour l’Asie sur des bateaux de la VOC, auxquels s’ajoutaient ceux qu’emmenaient d’autres navires. Le chiffre est important, mais combien d’hommes ignoraient tout de cette attraction lointaine ? Quelle épaisseur prenait une enveloppe de migrants dynamiques par rapport à deux millions d’habitants, vivant également de cultures et d’élevage ? Et ailleurs ? Quel rapport existait-il entre nomades et sédentaires ? Quelle est la priorité, à un moment donné, dans l’histoire d’un pays : le commerce, la finance, la vie des paysans, l’élan religieux ? Il est nécessaire de tenir compte des différences et du détail. On s’est autrefois interrogé sur la paupérisation et le départ possible de paysans démunis pour les colonies antillaises (3). Victimes du remembrement des tenures et de la disparition de lieux habités, les nouveaux pauvres construisaient des huttes au milieu de leurs champs, au XVIIe siècle précisément. Plutôt que de s’expatrier comme tant d’autres – de futurs colons -, ils restaient sur place, au milieu des terres dont ils avaient été dépossédés, échappant ainsi aux courants des échanges qui mettaient sur les routes des conquérants et des marins, des produits, des plantes, des sciences, des arts et des idées. Ils ne bougeaient pas, du moins certains d’entre eux. Difficile tâche que d’établir, en profondeur, les mouvements d’ensemble et les exceptions.
Par Daniel Nordman
Directeur de recherche émérite au CNRS
Superbe leçon d’histoire, d’ethnographie et d’histoire du mondialisme. Exemplaire aussi est la « lecture » minutieuse que cet historien canadien a faite des tableaux de Vermeer. Les sources pour l’histoire sont infinies, il ne manque que les historiens pour les voir et les considérer comme telles pour les exploiter.