Dans un coin mal éclairé de cette gargote de Bab El Oued, deux jeunes hommes me dévisagent en silence, perchés sur leurs tabourets. Tous les deux sont en jeans et blouson en cuir noir, comme échappés des années 80. J’engage la conversation. Mon accent me trahit immédiatement. Oui, je suis bien «Marroki». Curieux, ils veulent savoir si c’est vrai ce qu’on raconte sur mon pays : que les vendeurs de cigarettes au détail -un métier qu’on connaît bien à Bab El Oued- y vendent aussi des joints pré-roulés par paquets de 10 dans des boîtes de cigarettes usagées. Je démens leur fantasme (avec regret, au vu de leur regard rêveur), puis leur demande à mon tour si ce qu’on raconte sur les Algériens est vrai : qu’ils sont sanguins, impulsifs, toujours prêts pour la bagarre… On dit même, j’ajoute à mes risques et périls, que le citoyen algérien «normal» a souvent un couteau sur lui. Les deux jeunes hommes me regardent dans le blanc des yeux quelques secondes, la tête légèrement inclinée. Ayant finalement décidé que ma question ne relevait pas de la provocation, ils me font un sourire en coin puis d’un même geste (je jure que ça s’est passé exactement comme ça) tirent deux couteaux à cran d’arrêt des poches arrières de leurs jeans. «Je ne sors jamais sans», m’explique l’un d’eux. Pourquoi ? «On sait jamais…», me répond-il en français tandis que son ami hoche gravement la tête.
Enfermer dans des clichés
Bien entendu, ces deux jeunes gens ne résument pas leurs pays -qu’on aurait tort d’enfermer dans des clichés, forcément réducteurs. Mais ils personnifient bien l’image qu’on se fait des Algériens au Maroc : des gens vaguement inquiétants (pas étonnant qu’ils soient gouvernés par une mystérieuse junte militaire depuis un demi-siècle), avec un sens déconcertant des priorités. Pendant les années 70, ils ont tout misé sur l’industrie lourde, mesure tiers-mondiste de la grandeur. Mais, ce faisant, ils ont oublié qu’il fallait manger et cultiver des fruits et légumes- d’où la fameuse blague de l’Algérien qui vient en vacances au Maroc se faire photographier avec des pastèques. La cuisine algérienne n’étant déjà pas très folichonne, les pénuries engendrées par une économie planifiée catastrophique n’ont rien arrangé.
Alger est une ville d’une beauté renversante, mais qui a sérieusement besoin d’un coup de peinture si elle veut mériter à nouveau son surnom, «La Blanche». En attendant, il s’en dégage une tenace impression de grisaille. C’est que l’Algérie, pays du million de martyrs et des complexes pétrochimiques, n’a pas de temps à perdre (en tout cas pas autant que nous) dans des futilités comme les affiches publicitaires colorées et créatives, les façades design en verre et aluminium, les magasins à la mode, les cafés branchés… Vu du Maroc, l’Algérien a l’art de vivre d’un caporal d’usine et la convivialité d’un saurien.
l’hogra
Mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière la moquerie des Marocains, l’admiration affleure. Les Algériens, c’est comme qui dirait 30 millions de Oujdis. Des hommes au dos droit, au «nif» dressé, au regard défiant et à la virilité moustachue (corollaire de cette image qui tend à saturer l’espace mental : la notion de «femme algérienne» n’a pour ainsi dire aucune existence dans l’imaginaire marocain). Chaleureux, le peuple algérien l’est quand il a envie de l’être, sinon il ne se force pas. Notamment pas quand il s’agit de servir un client d’hôtel ou de restaurant qui ne saurait en aucun cas être «supérieur» au garçon de table. «À cause de ça et contrairement à vous et aux Tunisiens, jamais nous ne développerons une industrie touristique performante», m’avait dit un ami algérien.
Eux raillent volontiers la culture du «naam sidi» des Marocains, et trouvent ridicule et dégradante notre propension à nous courber et embrasser les mains -à raison. Les niveaux de vie des deux peuples sont comparables. Mais alors que chez nous, les mendiants pullulent à tous les coins de rue, pour en trouver un en Algérie il faut marcher longtemps…
Bien sûr, l’Algérie soutient le Polisario et nourrit la revendication indépendantiste sahraouie, pomme de discorde principale avec le Maroc. Mais pour l’Algérien lambda, qui n’est pas dupe des calculs géopolitiques de ses généraux, l’affaire du Sahara est surtout un prétexte pour taquiner les voisins marocains, secrètement jalousés pour leur culture raffinée et leur histoire millénaire.
Dressés l’un contre l’autre par leurs régimes respectifs sous prétexte de nationalismes contradictoires (monarchiste pour l’un, révolutionnaire pour l’autre), les peuples marocain et algérien sont, malgré tout, des frères quasi-jumeaux. Et ce, même quand il s’agit de parler politique. La preuve, ils utilisent le même mot pour décrire le rapport gouvernants-gouvernés dans leurs pays respectifs : l’hogra.
Mais pourquoi ce timing louche? Ahmed Reda Benchemsi dit que le texte date d’il y a 10 ans et qu’en plus il faisait partie d’un concept: déconstruction des représentations mutuels des deux peuples voisins.