Une incursion dans les archives espagnoles peut réserver des surprises, comme l’existence d’espions des anciens colonisateurs au cœur du nationalisme marocain. Qui devinera l’identité de celui-ci ?
Confidents, « agents », ou plus crûment « mouchards » : pour surveiller le mouvement nationaliste, la France et l’Espagne ont eu recours à de véritables espions. La plupart de ces informateurs étaient bien sûr des Marocains, et, dans bien des cas, des nationalistes qui faisaient mine de lutter pour l’indépendance de leur pays, tout en espionnant pour le compte de l’une ou l’autre de ces deux puissances européennes.
Censure aux archives
Après l’indépendance, pour des raisons évidentes, les administrations françaises et espagnoles ont soit purgé leurs archives des noms de leurs précieux collaborateurs, soit imposé une longue durée – dépassant parfois la centaine d’années – avant de permettre aux chercheurs d’accéder aux vieux cartons jaunis par le temps, contenant les noms de l’« infamie ». Nous avons enquêté à ce sujet dans les Archives générales de l’administration, qui contiennent les fonds de l’administration civile et militaire du Protectorat espagnol au Maroc.
Comme prévu, la plupart des cartons dits « sensibles », ceux qui répertorient les noms des agents marocains à la solde des Espagnols, ont disparu. Mais d’autres, enfouis sous des amas de documents en apparence sans intérêt, permettent de suivre à la trace « l’œuvre » de ces confidents. Les noms de certains nationalistes connus y apparaissent. Mais ces documents nécessitent d’autres recherches, d’autres confirmations. Seul le travail d’un historien, qui s’immergera dans cette époque pour comprendre le contexte, permettrait de dévoiler ces noms, qui révèlent que l’occupant avait profondément noyauté le mouvement national de libération.
Dans cet article, nous avons choisi de présenter le cas d’un agent marocain travaillant pour les Espagnols, mais sans dévoiler son identité. Il s’agit de « Ustad », du nom de code que lui avait donné ses recruteurs de la Délégation des affaires indigènes (DAI), c’est-à-dire le département du Haut commissariat (l’équivalent de la « Résidence générale » en zone française) qui était chargé, comme son nom l’indique, de la « politique indigène ». Selon les documents que nous avons pu consulter, « Ustad » était professeur. Il était également le correspondant à Tétouan d’un journal de Rabat. Et vu le nombre de rapports qu’il a envoyés aux Espagnols, il a été très actif durant les années 1940 et 1950. « Ustad » voyageait beaucoup entre Tétouan, capitale du protectorat espagnol, et Tanger, alors cité internationale et lieu de rencontre entre les nationalistes des deux zones. En tant que journaliste, il avait aussi accès facilement à la maison du khalifa Moulay Hassan Ben Mehdi, le représentant du sultan dans la zone espagnole. Et surtout, il était proche des nationalistes marocains de cette zone.
Sur les traces de Abdelkhalek Torres
Tous les rapports de « Ustad » sont manuscrits et en arabe. Il les expédie directement au délégué des affaires indigènes, qui les annote personnellement, avant d’ordonner un complément d’enquête sur telle personnalité, ou donner des instructions concernant telle autre. Selon les rapports qu’il transmet à la DAI, il apparaît qu’il consulte souvent les journaux nationaux et étrangers, principalement en arabe. C’est un fidèle auditeur de Radio Le Caire. Dans plusieurs récits manuscrits, il rapporte ce qu’il a entendu sur les ondes de cette radio, qui donne alors la parole à tous les représentants des mouvements de libération des pays arabes.
Le 17 juin 1948, par exemple, « Ustad » signale que Mohammed Benaboud, « membre de la zone khalifienne à la Ligue arabe », a annoncé sur Radio Le Caire l’arrivée à Port-Saïd de la première expédition de Rifains en partance pour la Palestine, « pour participer aux côtés de leurs frères arabes dans la lutte contre les sionistes ». Il informe aussi que Abdelkrim, qui s’est installé en Egypte depuis sa fuite, « ne comprenait pas comment l’Espagne, amie des peuples arabes, continuait à occuper un pays arabe [le Maroc du Nord]».
Mais la principale mission de « Ustad » est de suivre les faits et gestes d’Abdelkhalek Torres, le patron du nationalisme marocain dans la zone Nord. Le 8 mai 1948, sous couvert de ses activités journalistiques, il suit Torres jusqu’à Tanger. « Une importante personnalité a visité la ville de Tanger et a eu des conversations avec le professeur Torres, auquel elle a remis deux lettres, l’une de Azzam Pacha [Premier secrétaire général de la Ligue arabe], et l’autre de Abdelkrim. Cet individu est un envoyé de la Ligue arabe, venu pour s’informer de la situation du Maroc. Il visitera la zone khalifienne. Vous pouvez le voir dans la photo en train de saluer le professeur [Mohammed Mekki] Naciri [qui résidait alors à Tanger] et le professeur Torres, durant la réunion qui a eu lieu dans la maison de Si Guessous ». Cet exploit confirme que « Ustad » circule facilement dans le monde du nationalisme. Lors de la rencontre dans la maison de « Si Guessous », il a pu prendre en photo Torres et Naciri au moment où ils saluent l’envoyé spécial de la Ligue arabe. Sur le cliché en noir et blanc, il indique avec un stylo bleu la silhouette de l’envoyé de la Ligue.
« A suivre »…
Le 7 octobre 1948, il informe les Espagnols que Torres a demandé qu’on lui envoie à Tanger, sans éveiller de soupçons, des « affaires personnelles ». Torres se trouve alors dans la cité internationale, où il s’est réuni avec Ahmed Balafrej, l’un des fondateurs de l’Istiqlal. La DAI s’inquiète. Torres va-t-il fuir la zone pour s’installer définitivement à Tanger, d’où il pourra mener sans entraves sa lutte pour l’indépendance du Maroc ? Fausse alerte. En réalité, Torres se prépare à une réunion ardue avec Ahmed Balafrej et Allal El Fassi au sujet de la fusion de leurs deux partis : l’Istiqlal et « Al Islah Al Watani » (ou Parti de la réforme nationale, PRN, créé huit ans avant l’Istiqlal). Selon une note de la DAI, cette fusion n’a pas les faveurs de la Ligue. « La Ligue arabe n’acceptera cette fusion que quand seront tirés au clair le programme d’union de ces deux partis et les revendications de l’un et de l’autre », lit-on dans la note.
En mars 1953, comme le signale dramatiquement le confident des Espagnols dans un rapport, l’heure est grave. La direction du PRN se réunit de manière extraordinaire pour discuter d’un événement qui bouleverse tout le Maroc. Quelques jours plus tôt, le pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, a réuni trois cents personnes, entre pachas et caïds, pour leur faire signer une pétition exigeant le départ du sultan Mohammed V. « Ustad » participe à la réunion et rapporte, dans un long texte manuscrit, la suspicion de la direction du PRN quant au jeu « pro-français » du pacha de Marrakech. Il écrit que les nationalistes refusent que leurs amis de Tanger, qui ont été approchés par El Glaoui, rejoignent ce « grand ministère de douze membres proposé par le pacha ». Avant de conclure son récit par « A suivre »… D’autres rapports suivront en effet sur le même sujet, jusqu’à ce que la France décide, le 20 août 1953, de déporter Mohammed V en Corse, avant de l’exiler à Madagascar.
D’après la quinzaine de rapports de « Ustad » que nous avons pu consulter, il paraît évident qu’il avait accès à une information privilégiée. Quasiment tous les événements importants de cette époque trouble de l’histoire du Maroc sont passés au crible de sa plume arabophone. Et au vu de ce document, il est indéniable qu’il avait une relation étroite avec Torres et les autres nationalistes de la zone. Après l’indépendance du Maroc en 1956, il a peut-être continué à informer les Espagnols de la situation intérieure du Maroc, mais nous n’en avons pas trouvé la preuve. Après le démembrement du Protectorat et la disparition de la Direction des affaires indigènes, le renseignement espagnol au Maroc a été transféré à d’autres instances.
Qui était « Ustad » ? Quel est ce jeune Marocain qui a trahi ses frères en informant l’occupant de tous leurs secrets ? Deux indices qu’il a laissé traîner par mégarde dans ses notes nous permettent de connaître son identité. En mars 1948, comme il le signale lui-même, il travaille comme correspondant à Tétouan du quotidien Al Alam de Rabat. Et en mai 1953, il indique que Abderrahmane Michbal, secrétaire du pacha de Larache et membre du parti d’Abdelkhalek Torres, fait partie de ses amis. Alors, si vous connaissez le mouvement nationaliste marocain en zone espagnole, il ne vous sera pas difficile de deviner qui c’est…
Par Adnan Sebti
test