Ayant quitté ses responsabilités officielles, Hassan Aourid entend plus que jamais peser sur la scène intellectuelle. Lecture de son dernier essai, Occident, est-ce le crépuscule ?
Il est bon que des hommes de pouvoir descendent de temps en temps dans l’arène publique et confrontent leurs idées à celles de leurs concitoyens sans l’entremise d’une protection protocolaire qui, bien souvent, fausse les rapports et invite à l’éloge par nécessité. Il est encore plus fort quand un homme, autrefois fidèle serviteur, prend sur lui de porter une indignation que beaucoup ressentent, mais qu’ils n’osent opposer à ce consensus mou que propose une certaine élite intellectuelle et politique, sous prétexte de s’inscrire dans une logique pragmatique et positive. De ce point de vue, le livre de Hassan Aourid, Occident, est-ce le crépuscule ? (éd. Bouregreg) est, à tout le moins, courageux et nécessaire.
De la mauvaise conscience à la fascination
Le débat intellectuel de ce millénaire, alors que la Guerre froide est révolue, laisse accroire que l’Occident, mené par les Etats-Unis triomphants, a réussi à imposer définitivement ses valeurs and its american way of life. Toute notre vie culturelle, économique et sociale est aujourd’hui, sinon en admiration devant le géant américain, du moins fascinée par ses réussites. Aucun secteur ne manque à l’appel : les universités américaines sont citées en exemple, la recherche aux Etats-Unis fait pâlir d’envie, y compris les mandarins européens, et qui n’a pas effectué son pèlerinage de l’autre côté de l’Atlantique ne peut prétendre peu ou prou mériter une quelconque reconnaissance. Au centre du monde, l’Amérique fait aujourd’hui rêver et il est loin le temps de la mauvaise conscience. Autrefois vilipendés pour leurs actions impérialistes, les Etats-Unis apparaissent de nos jours comme les sauveurs du monde. On exige leur implication, on refuse leur silence, on scrute leurs faits et gestes et rien de ce qui se passe sur cette planète n’est supposé les laisser indifférents. Pour toutes ces raisons, il est heureux qu’au Maroc aussi une plume ne caresse pas forcément dans le sens du poil. Comme autrefois Jacques Derrida avait su, avec Spectres de Marx, sortir des sentiers battus et entamer une critique radicale de l’intolérance ! Comme il avait su également, dans ce concert d’attaques dont le communisme moribond était l’objet, apporter une nuance salvatrice, faire entendre une voix autre et sortir d’une rhétorique de la dénégation, Occident, est-ce le crépuscule ?, à sa manière, invite à regarder en face le capital financier pour lui dire ses quatre vérités.
Et d’abord rappeler à l’Occident ses propres valeurs qui cachent des intérêts personnels et un machiavélisme qui va bien au-delà de l’entendement. Hassan Aourid rappelle combien l’Occident a tu la souffrance des peuples arabes face à la tyrannie, pour préserver une hypothétique approche sécuritaire, fer de lance d’un discours construit sur le mensonge. De cette option politique si controversée, l’auteur passe à sa sœur jumelle économique qui a inféodé la planète au capital, d’abord industriel, puis au capital financier, jugé plus pervers. A partir d’une nouvelle idéologie, la diplomatie américaine fabrique une nouvelle arme, le Consensus de Washington relayé par le FMI, et orchestre, après une brève embellie économique, un avilissement des peuples dont les conséquences n’en finissent pas de nous surprendre et de nous inquiéter. Et puis Hassan Aourid revient à ses premières amours. L’analyste déploie sa science et nous fait traverser quelques pages d’histoire politique à travers un prisme philosophique dans lequel quelques grands noms sont égrenés, tantôt comme repoussoir, tantôt comme bienveillantes consciences qui ont su résister à « la banalité des petits bonheurs privés », pour reprendre la formule de Marcel Gauchet, abondamment cité. De l’économie à l’histoire, de l’histoire à la philosophie politique, Occident, est-ce le crépuscule ? glisse vers l’éthique et une certaine vision mercantile du monde, puissamment dénigrée au nom même des valeurs morales de l’Occident qu’il a fini par abandonner.
Une écriture à contre-courant
Dans un retournement des armes de l’adversaire contre lui-même, l’essayiste se fait par moments pamphlétaire et esquisse les contours d’une écriture à contre-courant, qui nous sort de cette eau tiède servie à satiété. Ce coup de colère maîtrisé donne lieu à un parcours intellectuel dans lequel Hassan Aourid dessine une cartographie affichée de ses lectures et la moisson est bonne. Un jeune étudiant y trouverait à coup sûr la bibliographie désirée et les thématiques à bachoter. Comme des dissertations, au demeurant tout à fait honorables, certains chapitres font la leçon et passent en revue notre actualité tout en faisant dialoguer Voltaire avec Hugo et Hugo avec Rousseau. Le choix des auteurs n’est pas gratuit, il se fonde sur une fréquentation assidue de la pensée occidentale, si souvent identifiée aux Lumières et pourtant si impliquée aussi dans les maux de notre société. On perçoit, ça et là, des coups de griffes adressés à des technocrates et l’on devine une réhabilitation à peine voilée de la valeur religieuse contestée à l’islam, pourtant si présente dans les discours des plus grands intellectuels occidentaux. Cette idée travaille en profondeur le livre et fait à la fois sa force et sa faiblesse. Une mythologie, certes, est toujours en embuscade dans la construction d’une pensée qui régit les lois de la cité. Mais toute pensée n’est-elle pas d’abord une tentative permanente de sortir de la mythologie, tout en sachant combien il est vain de croire cette opération possible ? De la même manière, l’auteur aurait pu s’arrêter différemment sur la question de l’enseignement, qui pose en effet problème, sans se sentir obligé de renvoyer un ministre à sa grammaire et une directrice d’académie à l’école primaire. Une telle humilité aurait été bien vue et aurait contribué à nous faire, à notre tour, comprendre combien la langue peut surprendre les meilleures plumes. Y compris celle de ce livre nécessaire et iconoclaste, dont la lecture ne laisse pas indifférent.
Et puis, en ces temps où la démocratie s’est invitée au débat, l’analyste ne pouvait faire l’économie d’une traversée de notre modernité pourfendant argent et corruption, technocrates repus et politiciens obséquieux qu’un brin d’avoine ramène à l’écurie. La presse reçoit sa part de gentillesses et le journaliste pose pour un portrait-robot : « Le rôle du journaliste se trouve par voie de conséquence altéré. Il ne sert plus les nobles desseins d’informer et d’éduquer, mais court derrière le sensationnel, pour l’argent et pour sa carrière. On se targue désormais de descendre, comme un sniper, une personne publique, l’impliquant dans des scandales, par le mensonge, les demi-vérités, la désinformation, la diffamation. On comprend donc pourquoi la relation entre le politique et le journaliste est marquée par la suspicion et l’hypocrisie ». En un mot, Hassan Aourid nous débarrasse de nos illusions et le monde ici-bas, le monde méditerranéen surtout, est sommé « de s’approprier la souveraineté populaire » qui, étrangement, surgit à la fin du livre pour dire une espérance toujours possible. On est souvent, dans la lecture de cet essai, à mi-chemin entre une critique radicale de l’Occident qui a renié ses valeurs et une compréhension exigeante à l’égard d’un monde musulman qui a le droit aussi de se tromper sans être traîné dans la boue. A ce monde, dont la jeunesse se dresse aujourd’hui pour faire entendre sa voix, ce livre apporte un éclairage libre. De l’homme impliqué dans les rouages de l’Etat s’est dégagée une posture d’intellectuel qui revendique une liberté de parole, peut-être aussi une dissidence apaisée que la plume sait porter, même lorsque, ici et là, quelques coups de canif acéré cachent mal des destinataires potentiels.
Par Mustapha Bencheikh