Les archives sont indispensables à l’histoire. Mais celui qui les traque n’est pas historien, il est peut-être mieux que cela : une fourmi travailleuse. Minutieusement, patiemment, l’archiviste déterre ces «pièces à conviction» et les met au service de l’histoire. Après, la lecture de ces archives et leur exploitation sera libre. Libre veut dire, ici, ouverte à toutes les interprétations. Ce qui est objectif, c’est l’archive (et encore !), pas la lecture que l’on peut en faire. Et tout le problème est là. Une archive correspond souvent à un instantané fixé à un moment donné. C’est la vérité d’un moment. Deux archives espacées dans le temps peuvent produire deux vérités totalement opposées. En plus, ce qui complique l’affaire, c’est que l’archive, qui peut être un rapport, une synthèse, un renseignement, porte la sensibilité et la subjectivité de celui qui la consigne. Autrement dit, le même événement consigné dans deux archives de sources différentes peut donner lieu à deux vérités bien différentes l’une de l’autre. Un rapport écrit par un officier du renseignement français différera toujours du rapport d’un chroniqueur marocain. Même si l’événement commenté et archivé est le même. Et même si la volonté de bien faire et de coller au plus près de la vérité est la même.
Tout ce côté problématique ne doit pas nous rebuter pour autant : il vaut mieux avoir des archives à portée de main que de ne pas en avoir du tout. C’est comme une béquille qui n’est pas parfaite, mais sur laquelle il va bien falloir s’appuyer pour tenir debout.
Parce que les archives « parlent ». Elles témoignent. Elles sont, comme dirait Edgar Allan Poe, « nos cheveux gris ». Gris, c’est mieux que blanc, plus complexe, plus nuancé.
Les archives apportent la nuance quand il s’agit du portrait et du parcours d’un héros de la nation. Elles « parlent » de ses errements, ses maladresses, ses petits manquements. Elles font ressortir le petit homme en lui. Cela peut briser des légendes humaines et des mythes. Les archives, surtout dans les sociétés inégalitaires, «attestent » des abus des puissants, de leur violence. Sans elles, l’humanité ne connaîtrait jamais l’ampleur de la Shoah, les dépassements de la police politique et des services de renseignements. Puisque l’archive politique dérange, elle est souvent gardée au secret. Au Maroc par exemple, cette archive n’existe pratiquement pas. Tous les historiens et tous les enquêteurs le savent : pour en savoir plus sur l’histoire même récente de notre pays, il faut aller en France ou en Espagne, parfois plus loin, jusqu’aux Etats-Unis. Il faut guetter les déclassifications au compte-gouttes et souvent sous contrôle. Il faut aussi écumer les bibliothèques, de préférence européennes et américaines, pour lire les travaux de terrain et les recherches sociologiques dédiées à notre pays. Et portant, la plupart du temps, la signature de plumes étrangères. Avec leur sensibilité qui n’est pas la nôtre, leur grille de lecture, leur filtre émotionnel.
Nous avons aujourd’hui une institution qui s’appelle Les Archives du Maroc. Elle est encore récente, on lui laissera le temps de grandir. Mais tant que la culture de l’archivage, qui n’est qu’un dérivé de l’esprit de partage et de la transparence, n’existe pas, cette institution restera comme une oasis dans le désert, coupée et loin de tout. Nous sommes dans un pays qui ne consigne pas grand-chose. Ce n’est pas que politique. Ce n’est que la peur, la prudence, la paranoïa, le réflexe de taire, cacher… Tenez, dans le nouveau Zamane version arabe, actuellement en kiosques, un ingénieur à la retraite nous raconte comment il a été à l’origine de la tournée marocaine de la grande Oum Kalthoum. C’était en 1968. La diva égyptienne s’est produite trois fois à Rabat et la télévision marocaine a enregistré et diffusé son premier concert. Y a-t-il une trace de ce concert filmé ? Vous connaissez sans doute la réponse : non, l’archive a disparu…
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction