En ce début d’année, je suis interpelé par la charge émotionnelle que dégage tout début. Elle rayonne en espoir, en aspiration, voire en inspiration. Mais, dans notre milieu culturel, le vitalisme du début ne dure que le temps des roses. Il faiblit, s’épuise, et s’éteint dans l’oubli et l’indifférence. Pessimisme d’un observateur de la marge ? Oh que non ! C’est au contraire le constat d’un observateur de proximité. Le phénomène est récurrent dans notre histoire contemporaine. Depuis le grand choc de la modernité occidentale et de la grande fracture qui en a résulté. Les Marocains ont essayé, durant plusieurs conjonctures et par différentes générations, de réduire cette fracture. Chaque fois, des efforts sont fournis, des espoirs sont partagés… Mais, l’essoufflement gagne la plupart des acteurs et la belle conjoncture se transforme en parenthèse qui se ferme dans le court terme avec un goût d’amertume et une impression d’inachevé.
Malédiction marocaine ou sisyphisme national ? Rien de tout cela. Il s’agit d’une mentalité collective entravée, dans sa lente évolution vers sa propre modernité, par des peurs métaphysiques et des comportements collectifs avortants. Précisons de prime abord qu’il ne s’agit nullement de fatalité ou de « nature immuable ». C’est surtout un réflexe installé profondément dans l’inconscient collectif. Il fait irruption chaque fois qu’une innovation majeure nous interpelle. Les clercs du conservatisme ne sont que réconfortés. Ils continuent à instrumentaliser la religion et à faire répéter dans les mosquées, lors de chaque prière du vendredi, que « toute innovation est un égarement, et tout égarement mène à l’Enfer ». L’innovation est assimilée à une « Bidâa », alors attention ! La culture populaire développe, elle aussi, cette méfiance vis-à-vis du nouveau.
Cette appréhension intériorisée conditionne les comportements à l’égard de ce qui n’est pas commun. Aussi, quand un groupe social se dégage de la matrice conservatrice et initie un mouvement aspirant à une modernité marocaine, il est vite mis à l’index et diabolisé. La manœuvre n’est pas seulement orchestrée par les acteurs dont les intérêts seraient menacés si l’ordre conservateur est remis en cause. Mais, même ceux dont le changement serait profitable se trouvent saisis par des doutes, voire par des frénésies de rejet et de refus. Le comportement est légitimé par la crainte de ce qui n’est pas connu, non éprouvée, et qui risque d’être pire. On évoque la crainte de la « Fitna » (troubles et guerre civile). On répète presque automatiquement l’adage « Ma tbadale sahbak ghir bi ma kraf menou » (Tu ne changes ton ami que par pire que lui). Ce trait de notre mentalité collective rend problématique toute aspiration au changement. Le passage à la modernité, et non seulement au modernisme, nécessite des ruptures avec les conservatismes. Mais, précisément, une rupture c’est un saut qui entraîne un certain nombre de risques, d’aventures, voire même de paris dont l’issue n’est sûrement pas garantie. Alors, on préfère à la voie de la rupture des démarches plus douces. On parle de « changement dans la continuité ». On rêve de transition douce. On enveloppe tout cela par la formule magique « Transition démocratique », sans nous encombrer de la question qui dérange : transiter de quoi à quoi ? Ainsi, de véritables brèches sont taillées, de temps à autre, dans l’édifice de l’ordre conservateur. Mais, au lieu de les élargir, d’y engouffrer tous ceux qui aspirent à l’éclosion d’un ordre moderne et d’une citoyenneté marocaine en phase avec son temps, on est pris de doute, d’hésitation, et de dispersion. Les conservateurs, un moment inquiétés, se reprennent, colmatent les brèches de leur édifice et reproduisent sournoisement l’ancien ordre. Ainsi, les conjonctures prometteuses se transforment en parenthèses qui se ferment le temps d’une belle tentative. Notre histoire du XXe siècle à ce jour compte au moins une dizaine de conjonctures où des groupes de Marocains ont tenté le saut vers la modernité. Tous ont rebroussé chemin à un moment ou un autre de leur action spécifique. Tous ont intériorisé avec leur gloire du moment une bonne dose d’amertume. Les derniers à avoir subi ce processus d’avortement de la gestation du changement sont les jeunes du 20 février 2011. Nous avons dit qu’il ne s’agit pas de fatalité, mais seulement d’hésitations culturelles à franchir certains seuils. Nous en citons quelques-uns : le seuil de la séparation des champs, notamment le religieux et le politique ; celui de la monarchie parlementaire où la légitimité populaire et démocratique est suprême face à toute autre légitimité ; celui de l’unité dans la diversité où toutes les exclusions manichéennes sont bannies au profit d’une véritable ouverture sur une identité plurielle constamment déconstruite et reconstruite, où la différence n’est point un handicap, mais une valeur productive.
Ces seuils, et d’autres encore, peuvent être franchis. Cela nécessite que les intelligentsias modernistes mènent les combats culturels qui s’imposent. C’est dans l’ordre du possible.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane