II y a des expressions que les Marocains ont depuis longtemps intégré leur inconscient collectif et individuel. Elles font partie de ce qu’on appelle leur «back up» ou «background». C’est, pour employer une formule imagée, leur arrière-boutique mentale. Elles ont tellement été rabâchées qu’elles ont fini par être gravées dans leur paysage mental, une bonne fois pour toutes. Rien à faire, elles font partie du décor. Avec le temps, elles se sont même fossilisées, au point que personne ne sait plus ce qu’elles signifient au juste.
Les concepts de «crise» (sociale, politique ou économique, c’est du pareil au même en fin de compte) et de «transition» (démocratique ou d’une crise à l’autre, on ne sait plus) font partie de ces expressions. Elles font figure de têtes de gondoles. Depuis au moins l’Indépendance, elles nous ont envahis et se sont installées pour ne plus nous quitter. C’est un legs récurrent, fidèlement transmis d’une génération à l’autre.
Le décor change, le casting politique et les époques aussi, mais les expressions ne bougent pas. Elles sont simplement remises au goût du jour, avec des habits nouveaux. Ces expressions, ces concepts, sont en réalité des freins. Que freinent-elles ? Le développement, c’est-à-dire, concrètement, la sortie de crise et la fin de cette éternelle transition.
«Vous ne pouvez rien demander, rien obtenir, c’est la crise… Le pays est en transition». Donc fin de non-recevoir. Repassez quand la crise sera finie et la transition achevée.
Dans un pays en attente, une crise comme celle de la Covid-19 est, à bien des égards, salutaire. Parce qu’elle a mis fin à ce discours négatif, stérile.
Le virus a débarqué sans prévenir. En dialectal marocain, on dit qu’il est «sorti du côté». Il a été tellement dévastateur (rappelez-vous le début de la pandémie avec des allures de fin du monde, un vrai épouvantail) que, une fois passé le choc initial, le Maroc a tout de suite ouvert les yeux sur l’essentiel. C’est quoi l’essentiel? C’est l’être humain, le Marocain dans sa vie quotidienne.
Ce qui compte, avant tout, c’est la vie. C’est-à-dire la santé. Le Maroc n’a jamais fait de ce secteur une priorité, depuis l’indépendance. Il a toujours différé cette question avec le fameux argument «en attendant» (la sortie de crise, la fin de la transition).
La crise de la Covid-19 a balayé tous ces freins. La santé est une priorité absolue et le Maroc est très en retard. Il risque la crise cardiaque, dans le sens premier du terme. Il faut sauver ce qui peut l’être et tout de suite. Comment ? En améliorant l’offre disponible (plus de lits, d’hôpitaux, de médecins) et, plus encore, en généralisant la couverture à tous les Marocains, sans exception.
Vaste chantier, n’est-ce pas. Il y a encore un peu plus d’un an, avant le déferlement de la vague du virus, un tel chantier aurait fait sourire. À part quelques doux rêveurs, il n’intéressait personne. Aujourd’hui, il est passé tout en haut des priorités. Et il parait faisable, réalisable, à court ou moyen terme.
Le gouvernement vient de s’emparer du projet de généralisation de la couverture, décidé par le roi. L’amélioration de l’offre suivra, puisque le gouvernement a également décidé l’ouverture de l’exercice de la médecine aux compétences et aux capitaux étrangers. Tout en ouvrant de nouvelles lignes budgétaires pour renforcer l’hôpital public.
C’est un grand pas vers l’avant. Parce ce n’est pas le projet d’un parti, ni même d’un gouvernement, mais d’un pays tout entier. Dos au mur, acculé, le Maroc a enfin «oublié» la crise et la transition (elles sont toujours là, comme une métaphore) et fait comme tout pays qui se met réellement sur la voie du progrès et du développement : il commence par soigner ses citoyens.
Merci à ce virus, qui aura fait mieux que tous les opposants et les progressistes de ce pays, depuis l’indépendance. Quel magnifique pied de nez !
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction