Quand les états-Unis ont officiellement remis en cause le droit à l’avortement, la branche la plus conservatrice de la société marocaine, incluant jusqu’aux islamistes les plus radicaux, n’a pas hésité à monter l’affaire en épingle. Voilà, nous disent-ils fièrement, en bombant le torse, l’Amérique est de notre avis. Elle a dit non. L’Amérique devient ainsi, en un tour de magie, la référence, l’exemple à suivre, al-Qudwa.
Ce sont pourtant les mêmes qui pourfendent habituellement l’Amérique, la diabolisant et la satanisant, dédiant leurs prières à sa perte, la consacrant comme suprême symbole du mal. Etrange, non ?
Ce n’est pas l’Amérique qui change, mais notre perception, nos besoins, nos «radars» qui se tournent tantôt vers une direction, tantôt vers son exacte opposée. Un coup, nous appelons à brûler l’Amérique. Un coup, nous la bénissons et tirons notre «certificat de légitimité» de cette nouvelle Mecque qui ne dit pas son nom.
Cette attitude de tournesols, qui suivent le soleil et fuient son ombre, reste fascinante. Au-delà de l’Amérique, elle s’applique à ce bloc que l’on ne comprend pas très bien, que l’on appelle «Monde Occidental», que l’on fuit parce qu’il est différent, mais que l’on sollicite parce qu’il est puissant et fascine tant notre inconscient.
Mais tout cela est-il bien nouveau ? À la réflexion non, il est même plus ancien qu’on ne le croit.
Quand le Maroc appelait ce monde dar al-Koufr (terre des impies) ou al-Harb (guerre), c’est-à-dire dans le long intervalle séparant l’apparition des premières dynasties musulmanes de la pénétration européenne au tournant du XXème siècle, on interdisait jusqu’au contact avec les Roums (Romains) et les Nasara (nazaréens, chrétiens). Les Marocains musulmans n’avaient pas toujours besoin des fatwas des fouqahas pour s’interdire ces contacts, ils le faisaient d’eux-mêmes, mus par leur peur de l’étranger, perçu comme un potentiel conquérant, et par la crainte de dieu (apostasie, la fameuse «ridda»).
Perdre sa religion, en ces temps-là, était considéré comme le pire des crimes et délits.Et pourtant, ces peurs n’ont jamais empêché les sultans de s’approvisionner en armes et de faire commerce avec les mécréants (certes via des toujjars des ports atlantiques, souvent de confession juive). Pendant que la plèbe, la «ra’iya», bénéficiait progressivement des produits manufacturés de ces mêmes mécréants. Détestés et combattus pour leur religion, leurs mœurs, leur mode de vie, ces visiteurs étaient enviés et admirés pour le reste : leur force militaire, leur science et leur suprématie technologique.
Ce schéma est resté le même. Notre ignorance de cet Occident mécréant aussi. Rien n’a bougé. Parce qu’on continue de lire ce monde inconnu avec la grille des Almohades ou des Saâdiens. Le passage de la chrétienté à la laïcité n’a pas bouleversé la donne à nos yeux : vu d’ici, le fond mécréant n’a pas bougé. Il y a des cases à remplir, on les coche et on prend les plus compatibles avec notre mode de vie.
Aujourd’hui encore, et c’est un signe révélateur, les radicaux musulmans continuent d’employer des expressions moyenâgeuses comme «les croisés», «les Nasara». Au préjugé religieux, on rajoute l’ethnique, on parle alors des «blancs» ou des «jaunes (al-Asfar)», comme aux premiers temps de l’islam.
Le fond de l’air est resté le même parce personne, ici, n’a encore pris la peine de faire une lecture globale de cet Occident fascinant et inquiétant. Personne n’a relié la laïcité au progrès social et scientifique, pour essayer de comprendre si les deux vont de pair. Personne, au fond, n’a vraiment lu et assimilé l’histoire de cet Occident, ses guerres, ses souffrances, et tous ces moments-clés qui ont signé son envol.
Pour revenir à l’Amérique d’aujourd’hui, nul doute que le jour (et ce jour viendra) où cette grande démocratie réautorisera sans réserve le droit à l’avortement, nos gardiens du temple qui crient «Regardez, regardez, même l’Amérique est contre», détourneront notre attention en criant «Si l’Amérique est pour, c’est que nous avons raison d’être contre».
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction