Le dernier discours du trône pose le diagnostic d’un pays qui marche à deux vitesses. La première est globalement intéressante, c’est celle du Maroc qui va de l’avant : le Maroc agricole, le Maroc industriel, le Maroc du privé et de la bonne société. Ce Maroc a fait des avancées, il faudrait être fou pour ne pas l’admettre. Même si on peut remarquer qu’il ne va pas si vite, et surtout qu’il n’exerce aucun effet d’entraînement sur le reste. Ces secteurs accusent une balance de plus en plus positive, ou de moins en moins négative (c’est selon que l’on voie le verre à moitié plein ou à moitié vide), mais leur influence reste minime et le nivellement par le haut n’a toujours pas eu lieu. Et puis il y a la deuxième vitesse, celle du Maroc qui cale et ronronne comme une vieille voiture au moteur «coulé» : le Maroc de l’administration, le Maroc du service public, de l’éducation, de la santé, de la justice, etc. Le discours fait le bilan des 18 ans de règne de Mohammed VI. Un bilan contrasté, avec du bon (comme les progrès faits sur le Code de la famille) et du moins bon (la triade éducation – santé – justice). Mais ce bilan pourrait très bien être celui du Maroc depuis l’indépendance. Un Maroc qui vient de passer le cap des 60 ans, un homme mûr, donc, qui a fait sa vie et qui se retourne pour constater les dégâts.
Nous parlons bien de dégâts parce que, vous l’aurez remarqué, le Maroc qui ne marche pas est celui, précisément, censé évoluer plus vite que tout. À l’indépendance, déjà, le Maroc avait pour priorité l’éducation, la santé, la justice, l’administration et le service public. Cette priorité a-t-elle été respectée ? Il faut croire que non puisque, aujourd’hui, ces secteurs vitaux restent le parent pauvre du développement à la marocaine.
Si nous parlons encore et toujours de «hogra», c’est que ces secteurs restent à la traîne. La hogra, pour ceux qui l’ignorent encore, c’est cette fatalité, ce piège qui se referme sur de très nombreux Marocains qui, selon l’expression consacrée, «n’ont personne». Personne pour les protéger quand ils ont un conflit en justice devant plus puissant qu’eux, personne pour veiller sur leur santé ou l’éducation de leurs enfants, personne pour les aider quand ils sont empêtrés dans les rouages de l’administration. La hogra, c’est «n’avoir personne». Et le sous-développement, c’est «recourir à quelqu’un». Une grande majorité des Marocains n’ont personne, une minorité recourt toujours à quelqu’un. Vous voyez bien comment nous basculons encore, plus de 60 ans après l’indépendance du pays, entre hogra et sous-développement. Le développement le plus important reste celui de l’être humain. On ne juge pas un pays seulement sur l’état de ses routes et de ses installations touristiques, ni même sur les chiffres du PIB et des autres indicateurs économiques. On le juge d’abord sur des éléments plus « culturels » : l’accès à l’école et la qualité de l’enseignement, l’accès à la santé et la couverture médicale, l’état des tribunaux et de la justice, la manière dont les individus sont reçus par l’administration, la lutte contre la corruption, etc.
In fine, et derrière tous les discours, il y a quelque chose dont on ne parle pas beaucoup, ou alors d’une manière globalisante, informe : les Marocains. Comment ont-ils évolué depuis l’indépendance et, plus encore, depuis l’arrivée de Mohammed VI ? Dans le même ordre d’idées, quelles sont les attentes de la jeunesse ? Quel es t le sort réservé aux minorités ? Quel est l’état des libertés individuelles des citoyens ?
Les 18 ans de règne de Mohammed VI ont fait naître des espoirs, mais aussi des attentes. Les exigences sont aujourd’hui énormes, certains diront « folles ». C ’est l’époque qui veut ça.
On a vu, avec la crise du Rif, que les gens ne vivent pas que de pain et d’eau. Derrières les hôpitaux, les écoles et les routes, ils ont besoin aussi de choses dites immatérielles : comme la liberté, la dignité, le sentiment de vivre dans un pays et une société égalitaires, justes.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction