Tous les grands personnages portent en eux un miracle, quelque chose de transcendant, qui leur permet de traverser les frontières, les époques et les gaps générationnels. Fatéma Mernissi (1940-2015) fait partie de ces porteurs de ce miracle et de cette transcendance, ces êtres exceptionnels «qui ne meurent jamais», puisqu’elle nous «parle» aujourd’hui encore. A-t-elle d’ailleurs jamais cessé de nous parler, depuis ses premiers livres et ses premières prises de position ou sorties médiatiques ?
Ce personnage complexe et tout en contrastes, auquel le cinéma marocain a fini par consacrer un film («La sultane inoubliable», 2022), représente la génération de Marocains devenus adultes peu après l’euphorie de l’indépendance. Cette génération avait le projet ou le rêve de développer la société marocaine, de préserver ses codes et ses repères patrimoniaux (culture et religion), mais en s’appuyant sur un savoir nouveau, acquis au contact du monde dit occidental.
Cela revient à faire du neuf avec de l’ancien. Opération de toilettage. Tentative d’accéder à la modernité, alors que l’ancien lui-même est en guerre contre la modernité. C’est à partir de cet ancrage que des dizaines et des centaines d’intellectuels, et même de leaders politiques, ont donné le coup d’envoi de ce «Maroc en marche». Mais empruntant, chacun, un chemin différent. En optant pour la réforme et le passage à la modernité à partir des textes religieux, en restant à l’intérieur de l’exégèse musulmane, Mernissi a choisi littéralement de se jeter dans la gueule du loup. Ou de prendre le taureau par les cornes. Le risque d’un retour de flamme était énorme. Elle en a donc payé le prix.
Mais il a fallu beaucoup de courage pour garder le cap et persévérer. Elle a secoué le cocotier comme personne avant elle. Elle a affronté seule ou presque les gardiens du temple religieux et les champions du machisme, masculinisme, phallisme, paternalisme, etc.
Elle a fait tout cela et elle a pris des coups, mais sans jamais quitter ses manières de sultane, tout en caftans et en couleurs, au regard défiant et séducteur. Rien ne l’a jamais fait dévier de sa ligne de conduite. Et rien ne l’a fait quitter son terrain de chasse (le champ religieux), ni surtout son pays, alors que d’autres ont jeté l’éponge et choisi de lutter de l’extérieur (du champ sémantique comme des frontières du pays).
Elle a défriché et balisé beaucoup de terrain, élargi le champ des possibles, mis son doigt sur les composantes douloureuses de l’histoire et de l’identité marocaines. Pour ses adversaires, tout cela ne fut qu’une tempête dans un verre d’eau, un artéfact sans conséquence, un coup de bluff. La suite leur a donné tort. Ses coups de dard répétés ne leur ont pas seulement causé des crises d’urticaire, ils ont surtout effrité leurs certitudes paresseuses.
Pour ses amis, pour ses partisans, qui sont encore plus nombreux aujourd’hui qu’elle n’est plus de ce monde, Fatéma Mernissi, nonobstant ses exubérances, ses facéties, ses coups de com, ses utopies don quichottesques, son orientalisme rampant ; Fatéma Mernissi, donc, aura été cet indispensable éclaireur qui a beaucoup fait pour l’entrée de la société marocaine dans la modernité. C’est d’ailleurs pour cela, et rien d’autre, que les «autres» (l’Europe et l’Amérique, principalement) ont tôt fait d’adopter et de respecter cette sociologue qui n’a pas sa langue dans la poche.
On peut lui reprocher d’être restée à l’intérieur du box, d’avoir plus que flirté avec la tradition, qu’elle a plus cherché à réinventer qu’à écarter, on peut lui reprocher ce qu’on veut. Mais pas d’avoir un talent rare et un courage réel, et même une vision prémonitoire, elle qui a compris avant ou mieux que les autres que la peur de la modernité est à chercher dans le vieil héritage culturel et religieux de la société marocaine.
Et elle a compris cela en y mettant la forme et la manière : celles d’une sultane que personne n’est près d’oublier.
(PS: à notre chère Fatéma et à ses formidables héritières… Si le problème est bien à l’intérieur, dans le box, la clé est peut-être à l’extérieur. Non ? Si ? À méditer…)
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction