Parler ou écrire ne signifie pas seulement échanger, communiquer, exprimer sa pensée et ses émotions. C’est aussi dominer, subjuguer et soumettre. La langue n’est jamais neutre, ni égalitaire. Elle n’est pas un outil offert à tout le monde, d’une manière démocratique, sans discrimination, ni hiérarchie. Du politique éloquent fouettant le sang de ses partisans avec ses mots, au tribun démagogue aliénant la pensée de ses ouailles, et du manager sachant trouver les bonnes formules pour motiver ses troupes, au vendeur habile capable de convaincre ses clients et les séduire, la langue est un terrain de lutte pour exercer une ascendance sur l’autre.
Cette domination se nourrit évidemment des qualités personnelles d’éloquence et de maîtrise du verbe. Mais, elle est surtout le résultat du statut social et de l’héritage culturel des individus. Un enfant de médecins a plus de chance de manier les mots que le fils d’un ouvrier, et les descendants d’une famille aisée partent avec un grand avantage sur les rejetons d’un ménage modeste. Cette fracture devient encore plus béante quand la langue qui permet cette domination est étrangère, comme c’est le cas au Maroc. Car, après l’Indépendance, le français s’est installé comme l’idiome de l’enseignement, de l’économie, de la production intellectuelle, de la recherche scientifique et de la distinction sociale. Les élites du pays ont été formées dans cette langue, réfléchissent à l’intérieur de son monde, et entretiennent leurs rapports sociaux à travers elle. Plus qu’ «un butin de guerre», selon l’expression de l’écrivain algérien Kateb Yassine, le français est devenu une arme de domination, une ligne de défense d’intérêts symboliques et matériels, et un moyen pour perpétuer un certain ordre social. La langue française est alors un univers mental, un horizon intellectuel où cette élite puise ses mots, ses réflexes, ses perceptions et ses référentiels. Bien que cette élite ne forme pas une entité homogène, elle partage en commun certaines valeurs : modernité, proximité culturelle avec l’Occident, sécularisation, égalité hommes/femmes, etc.
Mais, depuis quelques années, le pouvoir de cette élite est fortement contesté et compromis par l’émergence d’une nouvelle classe politique et sociale conservatrice et tournée vers l’Orient. La nouvelle élite émergente est le résultat naturel de la massification et l’arabisation de l’enseignement. Elle est constituée de descendants des classes populaires qui ont accédé à l’école publique et acquis leur formation dans les universités nationales. Leur rapport avec le français est distancé et utilitaire : langue d’appoint, réservée uniquement au monde du travail, qu’ils ne s’aventurent pas à peupler, ni à adopter comme moyen de réflexion et de dialogue avec soi et avec le monde. L’arabe occupe cette place et remplit cette fonction. Le mouvement islamiste incarne le mieux cette nouvelle élite émergente et populaire, car elle correspond le plus à la nature des masses, formées dans les mêmes conditions qu’elle.
Le conflit, inévitable entre les deux élites prend plusieurs formes : débats sur les libertés individuelles, polémiques sur les limites de la création intellectuelle, positions tranchées sur la place de la religion dans la sphère politique, etc. La langue adoptée dans ces débats traduit souvent les orientations des uns et des autres. Chacun défend sa position sociale, ses acquis, ses privilèges et ses valeurs à travers la langue qui assure sa domination et renforce son ascendance. Une vraie lutte de classes dont la langue est à la fois l’enjeu et l’arme principale. Le débat récent sur la place de la darija ne peut être compris et analysé qu’à l’intérieur de ce conflit, entre ces deux élites, qui dessine le visage du Maroc de demain… La guerre des langues ne fait que commencer.
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Je trouve votre article vraiment riche en évoquant la question de la langue en rapport avec les conflits locaux ( la lutte des classes , les choix politiques , idéologiques et religieux ) d’une part et d’autre part la langue en rapport avec les des nations . Néanmoins, il est à souligner que la guerre des langues , surtout au Maroc , n’est pas récente , elle est séculaire . Il est intéressant de souligner aussi que la langue n’a jamais été au coeur de la lutte des classes sociales .
La question scolaire est cruciale, parce qu’elle enchâsse de profondes défections linguistiques.
très juste.. A ce propose, cet article est-il disponible en arabe ?