Les dernières années du défunt Hassan II furent aussi les plus émouvantes et les plus délicates à gérer. Il faut les voir avec les yeux d’aujourd’hui. Derrière le vaste chantier des réformes et des transitions, l’homme apparaissait de plus en plus isolé, malade, faible, seul. Ce n’est pas seulement son règne qui était finissant, mais son monde et son époque.
Malgré les apparences, ce n’est pas le souverain qui imprégnait les changements. Ou alors pas autant qu’il l’aurait voulu. De la chute du Bloc de l’Est à l’arrivée du média internet, entre la recomposition de l’ordre économique et politique mondial et la disparition tant de ses plus fidèles conseillers que de ses opposants (Guedira, Bouabid, les seuls qui lui offraient ce répondant dont il avait tant besoin), le roi s’accrochait à ce nouveau monde qui allait continuer sans lui. Autour de lui, tout s’évanouissait.
Même l’Algérie voisine, qu’il a un jour qualifiée de « laboratoire », plongeait dans un mélange de démocratie et de violence dont nul ne pouvait préfigurer de la suite. Fallait-il se réfugier dans la politique de l’autruche et se réjouir (ou presque) des problèmes de cette Algérie au bord du chaos, ou au contraire, comprendre avant les autres que le radicalisme religieux allait déborder du seul cadre de l’Algérie, pour nous offrir une mondialisation dont le Maroc allait bientôt, et à son corps défendant, subir le ressac ?
L’histoire du Maroc nous a toujours enseigné que le passage de témoin d’un monarque à l’autre et d’un règne a l’autre, est un moment de grand danger. Faute d’institutions solides, le royaume sombrait invariablement dans le chaos. De leur vivant, les grands monarques incarnaient l’Etat jusqu’à la caricature. Mais, une fois ces hommes disparus, plus rien ou presque ne leur survivait.
Près d’un quart de siècle plus tard, c’est sous cet angle qu’il convient de revisiter ces dernières années hassaniennes. Si on considère Hassan II comme un grand roi, c’est surtout pour le doigté avec lequel il a géré ses dernières années. Avec ses réussites et ses échecs.
Il n’a pas été surpris par la maladie, comme Mohammed V. Et il a été bien plus prévenant que ces deux monarques qu’il appréciait particulièrement : Moulay Ismaïl et Mohamed ben Abdellah. Seul ou presque, avec ce qui lui restait de forces et de lucidité, les dernières années du roi à la santé déclinante ont ressemblé à une course contre la montre. Il fallait tout accélérer. Même la solution finale pour le cas Serfaty, qui a été tant raillée à l’époque, prend aujourd’hui une autre signification. Pour éviter de se désavouer, le monarque ira jusqu’à «inventer» une nationalité brésilienne au célèbre opposant qui ne représentait plus aucun danger pour la monarchie. Il fallait régler son cas malgré tout, il fallait déminer le terrain. Sans perdre la face, bien entendu.
Si le bug de l’an 2000, que l’on a tant redouté à l’époque et du vivant même du défunt roi, n’a pas eu lieu, ce n’est pas seulement parce que les machines et les ordinateurs ont continué de fonctionner comme si de rien n’était. Au palais royal de Rabat, un homme au soir de sa vie, et au plus fort de sa solitude, a veillé à ce que le passage au nouveau millénaire ressemble à un doux enchaînement.
Ce n’était pas gagné d’avance.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction