L’histoire d’Ibn Batouta, auquel nous consacrons le dossier du mois, mérite d’être examinée. Au-delà de la part du mythe (khourafa), qui colle comme une sangsue aux écrits du Moyen Âge et à la littérature de voyage (adab al-rihla) en général, deux éléments retiennent particulièrement notre attention.
D’abord la genèse du livre qui a immortalisé le nom d’Ibn Batouta. Il n’a pas été écrit par le voyageur lui-même, mais par un scribe grenadin, Ibn Juzayy. Ce n’est pas un livre «spontané», mais une commande directe du sultan Abou Inan. Ces pratiques, qui peuvent nous étonner aujourd’hui, étaient alors monnaie courante. Gutenberg n’avait pas encore inventé l’imprimerie et les livres sont des objets rares, coûteux, fastidieux. Il faut une bonne raison pour se lancer dans l’aventure de l’écriture, et cette bonne raison pouvait s’appeler un roi ou un noble, désireux d’étoffer son savoir ou de garnir sa bibliothèque personnelle.
Cela tombe bien : un voyage lointain, ça se finance. Et ça se rentabilise. Le commanditaire et le voyageur / explorateur trouvent chacun son compte, même si leurs desseins ne sont pas les mêmes.
Tout cela pour dire que le livre d’Ibn Batouta a été écrit à dessein. Il devait divertir (le sultan, mais aussi la plèbe, alors que le Maroc traversait une période trouble dans le XIVème siècle), et il devait être utile en fournissant un certain nombre de renseignements sur des contrées lointaines, notamment le «pays du Soudan» (en gros, le Mali actuel).
C’est d’ailleurs Abu Inan qui a demandé expressément à Ibn Batouta de faire un dernier voyage, cette fois dans ce «Mali» qui fascine tant les souverains marocains (et qu’un Ahmad Al Mansour cherchera à conquérir deux siècles plus tard). C’est bien la preuve que ce n’est pas seulement le conteur qui intéressait le souverain, mais l’explorateur, l’éclaireur, le baliseur de terrain, celui dont le passage précède généralement celui des militaires.
Cela rappelle les écrits des explorateurs européens, notamment français, qui ont précédé la conquête du Maroc des siècles plus tard…
L’autre point qui retient notre attention, c’est que, justement, les voyages d’Ibn Batouta n’auront servi à rien ou presque. Quand on regarde ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée, on remarque que les voyageurs les plus célèbres du Moyen Âge, comme Marco Polo ou Vasco de Gama, et dans leurs genres Colomb et Magellan, ont ouvert la voie à d’autres voyages et à d’autres expéditions qui ont pris, au fil du temps, un caractère militaire.
Les aventures d’Ibn Batouta, pour leur part, sont restées sans suite. Elles n’ont créé aucune vocation, aucune émulation. Après Ibn Batouta, nous avons connu un autre voyageur «malgré lui», Ibn Khaldoun, qui était d’une autre trempe et dont les écrits ont été dictés par d’autres circonstances. Absolument rien ne lie, d’ailleurs, les deux hommes. Et rien ne relie, non plus, ces deux hommes à leurs successeurs.
On peut même s’étonner de voir que Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain, autre célèbre écrivain / voyageur d’origine marocain, soit devenu un explorateur, mais pour le compte de la papauté et des puissances européennes.
En ces temps-là, et comme on le voit, le voyageur est aussi assimilé, plus ou moins malgré lui, à une sorte d’espion. C’est en tout cas ainsi que la Renaissance européenne, et plus tard les nations industrialisées du XIXème siècle, ont conquis le monde.
Au Maroc et dans le reste du Maghreb, et depuis Ibn Khaldoun, nous n’avons pratiquement eu affaire qu’à des voyageurs «distraits», pèlerins ou ambassadeurs, dont les récits restaient anodins, étriqués, pauvres en renseignements, souvent indifférents au monde nouveau qui s’offrait pourtant à eux. C’est là une cruelle réalité qui montre l’énorme gap, pour ne pas dire l’abîme, qui sépare dès le Moyen Âge tardif les deux rives de la Méditerranée.
Nous parlons du mitan du deuxième millénaire, et c’est cette continuité, ces enchainements, qui ont fini par consacrer la supériorité européenne. La militaire bien sûr, mais surtout la culturelle, scientifique et industrielle. Une supériorité qui a été aiguisée par le savoir, la curiosité et le sens de l’observation des voyageurs et des écrivains.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction