Quand le sultan Ben Youssef est devenu le roi Mohammed V, le Maroc découvrait à peine les joies, mais aussi les aléas, de l’indépendance. Le sultan régnait sur des tribus, des individus. Le roi était appelé à gouverner un pays, un Etat. Lequel Etat était encore à construire, malgré les ébauches qui ont vu le jour du temps du Protectorat.
Mohammed V, ou Ben Youssef si vous préférez, a tenté le grand écart. Il l’a fait malgré lui, les circonstances historiques exceptionnelles l’y ont poussé. Alors il a tenté et il a réussi !
Entre 1956 et 1961, tout était encore possible. Y compris l’inimaginable : que la monarchie disparaisse ou qu’elle prenne une autre forme, différente de celle qu’on lui connaît depuis.
Il faut savoir qu’à la proclamation de l’indépendance, la DGSN (police) ou les FAR (armée) n’existaient pas encore, pas dans le sens moderne du terme. Alors que les syndicalistes de l’UMT se comptaient par centaines de milliers. Et que le parti de l’Istiqlal portait en son sein un gouvernement entier, renfermant par ailleurs une grande partie de l’intelligentsia marocaine de l’époque. Sans oublier que plusieurs bandes armées, provenant des anciens de la résistance et de l’Armée de libération, auxquelles s’ajoutaient des individus échappant à tout contrôle et loin des radars d’une quelconque organisation politique, circulaient à travers le pays, menaçant l’ordre et la sécurité.
Si sa place était centrale, au moins sur le plan symbolique, et si personne ne contestait sa légitimité historique et son autorité morale, la monarchie restait malgré tout fragile. Elle devait composer, manœuvrer, trouver son propre chemin.
Mohammed V a été ainsi appelé à jouer une sorte de partie d’échecs, avançant sur un damier où les cases étaient minées pour la plupart.
Sur le plan international, le roi a rallié, à reculons ou presque, la fièvre du non-alignement qui a gagné la majorité des nations nouvellement indépendantes. Dans un contexte de post-colonisation et de guerre froide, il a tenté une certaine neutralité, gardant les amarres avec la France, se rapprochant (mais pas trop) des états-Unis, et maintenant le contact avec les pays dits du Bloc-Est.
Le Maroc semblait alors à mi-chemin du capitalisme/libéralisme et du socialisme/tiers-mondisme, dans un entre-deux aussi intelligent que difficile à tenir. Ni à droite, comme Hassan II en fera le choix plus tard, ni à gauche.
Plus dure encore fut l’équation intérieure. Avec l’Istiqlal, c’est un jeu du chat et de la souris qui s’installe, le parti comme la monarchie essayant chacun de tirer le tapis sous les pieds de l’autre. Mais sans trop le dire, pour éviter une confrontation dont personne n’est assuré d’en sortir gagnant : le palais se méfie de la puissance du parti, et le parti se méfie de la popularité du palais.
Même s’il garde la main, Mohammed V délègue beaucoup à son fils Moulay Hassan, appelé à jouer en quelque sorte le mauvais rôle et désormais placé en «frontline» face à la nébuleuse istiqlalo-syndicale. La même stratégie est adoptée pour le règlement des nombreux foyers de tension, notamment ceux apparus dans le Rif et le Sud-Est. En première ligne, donc, Moulay Hassan, qui apprend au passage le dur métier de roi (un roi de terrain, qui plus est) ; et en «backup» Mohammed V, qui supervise, encadre, et surtout préserve son prestige et son intouchabilité.
À côté de tout cela, Mohammed V n’a pas oublié un paramètre essentiel : la rue, le peuple. Deux initiatives ont marqué son règne, avec une portée et une charge extraordinaires. La première s’appelle la route de l’unité, censée désenclaver le nord du pays, pour apporter richesse et prospérité. Une opération pour laquelle il mettra encore une fois le prince héritier en première ligne.
La deuxième initiative, qui revêt la même importance, s’appelle la lutte contre l’analphabétisme (le fameux slogan dit «Mah’w al-oummiya»). Une opération gigantesque, magnifique, qui vend littéralement du rêve : celui d’offrir une instruction, et donc la promesse d’un avenir radieux, à tous les Marocains, femmes et hommes, de 7 à 77 ans…
Quel que soit le degré d’implication de l’ancien sultan, et même s’il ne faut évidemment pas négliger la «poussée» des nationalistes qui ont joué un grand rôle avant et pendant les opérations, ces deux initiatives disent à elles seules combien les portes du possible et surtout de l’espoir ont été grandes ouvertes pendant le règne de celui que l’on appelait le père de la nation…
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction